saison. Surtout, ils gagnent un revenu qui n’a certes rien d’un pactole - 50 à 100 Livres au 18e s., soit le prix de deux ou trois vaches - mais qui permettra d’accroître le patrimoine de ceux qui ont déjà du bien, et aux plus pauvres d’aider leur famille à subsister d’un bout à l’autre de l’année. Comme ailleurs, la migration assure donc l’équilibre d’une montagne chargée d’hommes et lui permet de tirer à elle une partie des richesses des bas pays.
La campagne des peigneurs s’étale d’octobre à mars-avril, soit sur six, sept voire huit mois, la durée variant selon les distances à franchir et les possibilités d’embauche. La longueur des absences a généré en Briançonnais une société particulière, que l’on retrouve aussi chez les colporteurs d’Oisans ou les maçons du Limousin, nombreux eux aussi à quitter leurs foyers pour s’employer au loin.[8] Ainsi, les rythmes démographiques n’ont rien à voir avec ceux des habitants des plaines. Michel Prost a étudié le cas de la Vallouise: dans cette vallée, les curés célèbrent l’essentiel des mariages en mai, juin et juillet, lorsque les hommes reviennent de la peigne, tandis qu’en plaine les unions culminent en janvier-février.[9] C’est aussi durant l’été que se font les conceptions; et du coup les enfants viennent au monde neuf mois après le retour de leur père, soit en janvier-février, au pire moment de l’année ...
Pendant leur apparition au village, les peigneurs du Briançonnais ne font pas que concevoir des enfants; ils profitent de leur présence pour régler toutes les affaires politiques en suspens. Ils n’ont en effet qu’une poignée de semaines devant eux pour élire leurs «consuls» (maires), prendre les décisions importantes concernant leur communauté et pour procéder à la répartition des impôts. Le reste du temps, les communautés d’habitants sont livrées à elles-mêmes, et tant pis si quelque chose de grave arrive entre-temps, on devra faire sans eux. Ainsi en novembre 1702, les consuls du Villar-Saint-Pancrace se plaignent de ne pouvoir convoquer l’assemblée des habitants, seule habilitée à prendre une décision urgente car, disent-ils, «les manans et habitants de la communauté sont en trop petit nombre, pour être la plus grande partie d’iceux [parce que la plus grande partie sont] sortis du pays et être allés à la peigne».[10]
Une fois les hommes partis, les villages appartiennent aux vieux et surtout aux femmes. Celles-ci bénéficient d’une autonomie et d’un rôle sans équivalent dans les sociétés sédentaires. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir les dossiers des justices seigneuriales: du début de l’automne à la fin du printemps, seuls quelques hommes déposent à la barre des témoins, tandis que les femmes s’y pressent en nombre, et parlent d’affaires mettant en cause